Notion d’identité au Népal par Dany

Dès mon arrivée au Népal, j’ai eu envie de prendre des cours de népalais, base pour moi de toute communication locale. De suite, j’ai été surprise par le « Didi » ajouté à mon prénom par Prem, le professeur de népalais. Pourquoi « Dany Didi » et non Dany ? Signe de respect. Didi signifie sœur. Bon..

Et puis j’ai vite découvert que n’importe quelle femme était « didi », appellation courante quand on veut interpeller une femme, à moins qu’il ne s’agisse de « bahini », petite sœur… Pour les hommes, ce sera « dhai », grand frère, ou « bhai » petit frère, selon la relation d’âge. Au passage, tout homme est le bhai ou le dhai de quelqu’un d’autre… Dans la fratrie, c’est le numéro dans la lignée masculine ou féminine qui devient le terme d’appellation de la personne, par exemple « JeTho », l’ainé des garçons, « Maaila », le second, « Saaila » le troisième, ou encore le « dernier », etc, et l’équivalent terminé par i pour la lignée des filles. Il est fréquent que les frères et sœurs ne connaissent pas leurs prénoms respectifs…

Quant à moi, je suis très vite devenue « Mom », du fait de la relation »mère-fils » identifiée par mon guide, devenus, avec sa femme et son fils, ma petite famille népalaise.

Les cousins, amis proches sont identifiés comme « frères », ce qui ne permet pas exactement de savoir qui est qui… sans doute sans importance.

En ce qui me concerne, j’ai autrefois attaché beaucoup d’importance et de temps à travailler sur mon identité, ce qui fait mon unicité, et j’ai consacré beaucoup de temps à aider les autres dans cette démarche. Ici au Népal, je découvre que les gens n’existent qu’en relation à une équivalence familiale, sans identité propre, ni même de nom parfois…

Ce serait comme une grande famille, disons un grand puzzle ou chaque pièce aurait un numéro, sans distinction autre comme sa couleur, sa forme, sa taille… Si, la distinction est l’appartenance à la caste, ou à la sous-caste, affichée à travers le nom de « famille », qui en fait, transmet le nom de la sous-caste de la caste, celles-ci étanthiérarchisées. A développer un autre jour !

De cette absence d’identité, semble découler une absence de ressenti, au profit d’une très grande attention à se comporter de façon conforme à ce qui est attendu selon les « règles », pour ne pas « risquer la colère » des gens qui jugeraient de cette non-conformité. Les sentiments, les émotions, qu’est-ce ? La colère a pignon sur rue, mais la subtilité des sensations, sûrement pas inexistante reste inconsciente, non identifiée et encore moins nommée… Elle est donc est associée à une non-existence et non prise en compte. (Du reste, le vocabulaire népalais semble particulièrement pauvre en mots exprimant les émotions intérieures, ou les sentiments.)

La plupart des népalais sont dans une dimension de survie. Assurer le riz quotidien de la famille reste le rôle prédominant du père. La mère est encore très souvent totalement illettrée et presque toujours confinée, y compris par elle-même, dans le rôle de servante de la famille, à moins que ce ne soit la belle-fille qui par son mariage, appartient alors à la famille de son mari et doit servir sa belle-mère.

Dans cette dimension de survie, qui s’occuperait de tenter d’identifier ses émotions ? Cela crée, pour moi, une difficulté de communication à un niveau plus profond que celui de la nourriture, qui est un des sujets de préoccupation principal. Pas de réelle possibilité d’échange sur d’autres thèmes que le quotidien, sauf à quelques exceptions près.

Tout ce que j’écris est du vécu, de l’expérience directe et ne cherche pas à généraliser.

J’ai incité « mero chhora »(« mon fils », expression que je ne relie pas à une possession, mais à l’extériorisation d’un lien familial qui semble l’aider… dans son identité !) à « être lui-même » au moins dans sa relation avec moi, et arrêter de chercher à faire ce qu’il pense que je crois qu’il doit faire. (Oh, les nœuds derrière tout cela !) Sa réaction a été de ne pas comprendre, comme si j’étais une extra-terrestre débarquant avec des concepts inconnus… Des « quoi » ?

Concepts. Le mot est lâché, venu spontanément. Mon fils n’est jamais allé à l’école. Il a été petit vendeur de rue, puis « porteur » de charges très lourdes dès 9 ans, apprenti cuisinier, apprenti maçon, et est doucement devenu guide de trekking. Il a des rudiments d’anglais qui permettent de communiquer, mais aussi de créer de gros problèmes de communication, sa connaissance du vocabulaire étant son interprétation des mots acquis dans des circonstances spécifiques sur le terrain et sa grammaire étant à géométrie variable, principalement copie de la grammaire népalaise, fondamentalement différente. Quant à la notion de concept, il ne la comprend pas. Il comprend principalement ce que ses sens lui renvoient, toucher, voir, entendre - mais pas goûter : la nourriture est avalée en direct sans mastication à une vitesse digne d’un concours (5 mn pour une assiette de dhal bhat (500g de riz + une soupe de lentille + un curry de légumes + le plus important, des piments bien forts), donc pas de conscience du goût… Ceci est valable aussi pour le roxy, l’alcool de millet local. Servi dans des verres à eau, il est bu d’un coup ou deux au maximum la plupart du temps directement dans le gosier, et aussitôt resservi… Quant à l’odorat, il semble totalement inexistant chez les gens qui m’entourent…

Bref toute idée conceptuelle est ignorée ou immédiatement transformée en quelque chose de concret à faire immédiatement… A coté de cela, depuis 9 mois que je l’ai rencontré, je vois une évolution dans le comportement de celui qui est devenu mon fils de cœur avec sa famille : beaucoup plus d’assurance, de prise de responsabilité, la disparition des répétitions qu’il était « pauvre ». Il a quitté son job de salarié-esclave pour un projet personnel. Comme quoi quelque chose « passe » malgré tout à un autre niveau. Ce qui me touche, c’est qu’il essaie de transmettre ce qu’il comprend à sa femme et son fils, mon népalais étant encore largement insuffisant pour communiquer. Cependant, à travers l’anglais, la communication entre son fils de 7 ans et moi s’est développée, et celui-ci est devenu très affectueux, sans aucune espèce de retenue culturelle, probablement grâce à l’innocuité due à son âge – les népalais que j’ai rencontrés ne sont pas vraiment démonstratifs….

Identité… N’est ce pas une valeur sur-développée chez nous, marquant de façon parfois exagérée notre unicité et notre différence, hors de la conscience que tout ceci n’a de sens que dans une vision globale où cette unicité et cette différence font partie du Grand Puzzle, comme je le nomme parfois, du Tout, du Un. Hors de cela, c’est sans doute un exercice qui pourrait s’associer à une crise d’obésité de l’ego surdimensionné… Ici, peu d’ego dans ce sens, mais un ego qui s’exprime, faute de mieux, dans une manière de grossir tout ce que « je » a fait, comme les gens « de Marseille » en France (la sardine qui bloque l’entrée du port). Une manière comme une autre d’exister aux yeux des autres…

Tout ceci m’interroge beaucoup. Je constate, je vois où ça accroche pour moi… J’appelle les gens par leur prénom, mais quasi personne ne m’appelle simplement Dany, le mieux que j’ai obtenu est Dany-Didi, Didi, ou beaucoup plus fréquemment « Mom ». Je m’y fais. Pourquoi pas ? Je n’ai pas envie de tirer de conclusion-jugement. Bien ou mal n’est pas mon propos. Le coté positif pour moi est que cela me ramène à une vie basée sur l’essentiel, qui n’est sûrement plus pour moi le brassage de grandes idées, les lectures intellectuelles, mais maintenant un état de présence et d’acceptation de ce qui est, dans le respect de moi-même et des autres, avec ou sans « identité »… Du reste, cette « perte d’identité » apparente n’est-elle pas un appel à être encore plus détachée d’un aspect in-dividualisé, séquelles peut-être d’ego, au sens aspect séparé ? Mon nom de famille s’est déjà détaché de lui-même, pourquoi pas le prénom de cette entité corps-mental, au profit du nom du rôle. Oui, pourquoi pas ???

Après tout, dans ma vision du monde où chacun est un personnage du grand théâtre de marionnettes divin, que vaut-il mieux ? Avoir le rôle de Dany, limité et restreint à une personnalité avec un caractère, une histoire, ou celui de Mom, qui semble permettre de plus grandes variations, car moins associé à un être, une « personne » (brillante langue française qui nous donne les clés directement) spécifique, mais plus à une fonction…

L’idée me vient de plus en plus souvent de réunir dans un livret les « aventures de Mom dans les Himalayas », signées « Mom ».